Le film philippin qui a déclenché une polémique à Cannes. Notre critique de Kinatay, suivie de l’interview du réalisateur, Brillante Mendoza.
Quand l’horreur absolue s’invite dans le quotidien, on obtient un film trash, sec, dérangeant et dont le propos s’avère tristement pertinent. S’appuyant sur le point de vue d’un jeune homme banal qui devient complice malgré lui du meurtre abominable d’une prostituée, Kinatay dénonce non seulement les pratiques inhumaines des gangs mais dresse par là même un tableau terrifiant et sans concession du monde moderne, qui cannibalise les plus faibles pour assurer le confort des autres.
Comme le ferait un documentariste, le cinéaste Brillante Mendoza saisit l’effervescence de la ville de Manille, filmant les habitants et leur quotidien, avant de dévoiler son univers underground avec un réalisme viscéral, le film atteignant des sommets de violence graphique et psychologique.
Septième film de Brillante Mendoza (Slingshot, Serbis), l’un des chefs de file du renouveau du cinéma philippin, Kinatay a reçu en dépit de ses qualités un accueil hostile lors de sa présentation en Compétition Officielle à Cannes, recueillant parfois des critiques extrêmement virulentes. Il semble que le public de la Croisette n’ait pas su apprécier le réalisme viscéral de cette nuit d’horreur contée en temps réel et dont le propos s’avère des plus perturbants.
Les premières scènes de Kinatay nous permettent de faire la connaissance de Peping (Coco Martin, présent dans la plupart des films du cinéaste), étudiant en criminologie de condition sociale modeste, obligé de chercher des sources de revenus supplémentaires pour faire vivre sa famille. Le garçon vient en effet d’avoir un enfant et de se marier en vitesse avec Cecille (Mercedes Cabral), convoquant tout juste quelques proches pour la cérémonie.
Caméra à l’épaule, Brillante Mendoza suit Peping et les membres de sa famille pour prendre la température de la ville, filmant le quotidien avec une image brute, s’attardant au passage sur quelques anonymes, dont un suicidaire qui menace de se jeter du haut d’un panneau publicitaire. Mais à l’effervescence a priori anodine de la journée succède la noirceur d’une longue nuit qui va bouleverser la vie de Peping.
Pour gagner plus d’argent et financer l’arrivée de son fils dans la famille, le garçon a en effet accepté de prendre part à une « mission spéciale » dont il ne connaît pas la teneur. Ce que l’ancien camarade de classe qui l’a recruté ne lui a pas dit, c’est qu’il s’agit d’assassiner une prostituée criblée de dettes.
Kinatay se divise ainsi en deux parties, celle de jour et celle de nuit, le monde apparent et le monde underground. La rupture s’opère avec une incroyable scène de virée nocturne en camionnette, un moment extrêmement oppressant et qui paraît volontairement interminable afin de traduire l’angoisse montante de Peping lorsqu’il commence à saisir le but du voyage.
A ce stade du film, nous arrivons à l’instar du garçon à un point de non retour puisque nous nous retrouvons piégés dans une véritable descente aux enfers (Peping dans la camionnette, nous dans la salle de cinéma), tandis qu’apparaissent ironiquement dans le décor urbain quelques signes et messages religieux, autant de présages funestes sur la suite des événements.
Si Kinatay atteint un degré de violence inouï, ce n’est pas uniquement ce qui est dévoilé à l’écran qui est en cause. Non seulement Brillante Mendoza s’attache à faire ressentir la valeur de la vie de la prostituée – là où nombre de thrillers utilisent l’assassinat de cette figure phare du genre comme prétexte-exutoire, avec toute l’ambigüité que cela sous-entend –, mais il met le spectateur dans une position dérangeante en adoptant le point de vue de ce témoin complice malgré lui d’un acte abominable.
Si voyeurisme il y a, il a uniquement pour fonction de traduire la foule de sentiments qui s’empare de Peping, tiraillé entre son envie de sauver la victime et son instinct de survie.
A la limite du film d’horreur, Kinatay va très loin dans le massacre sans toutefois se compromettre dans la surenchère visuelle, jouant habilement sur le hors champ pour stimuler l’imagination quant aux tortures subies par la victime. Des tortures auxquelles la petitesse des moyens employés pour le film confère une dimension ordinaire particulièrement dérangeante, surtout que l’auteur du crime n’est pas un psychopathe mais une bande organisée qui agit froidement, la victime faisant quant à elle partie des êtres dont la vie n’a aucun prix aux yeux du monde.
On comprend aisément pourquoi Kinatay a suscité des réactions aussi vives lors de sa projection à Cannes : tout le monde n’est peut-être pas prêt à recevoir le propos du film de Brillante Mendoza. A travers l’initiation de Peping, Kinatay ne se contente pas de dresser un portrait totalement déshumanisé (et sans doute réaliste) des gangsters et de leurs patrons, lesquels exploitent la misère sociale des jeunes recrues, distribuant les coups de couteaux aussi facilement que les billets de banque.
Le film va plus loin en délivrant une vision foncièrement pessimiste de nos sociétés dites « civilisées ». Tout se passe comme si ces dernières ne pouvaient fonctionner qu’au prix du sacrifice, dans l’ignorance et l’indifférence générale, d’êtres jetables offert comme tribut aux Enfers. Ce n’est pas un hasard si Peping se retrouve embarqué dans ce voyage infernal pour gagner l’argent qui paiera l’arrivée de son enfant dans sa vie. Et nous de nous demander, tout au long du film, si le jeune homme deviendra lui aussi l’un de ces bourreaux. La question restera bien sûr en suspens.
Article publié sur Filmsactu.com le 23 mai 2009
Interview de Brillante Mendoza
En philippin, « kinatay » veut dire « massacre ». Pris de la mise en scène au Festival de Cannes 2009, Kinatay n’avait pourtant pas fait l’unanimité auprès du public, dont une partie n’avait pas supporté le réalisme extrême de la mise à mort qui se joue dans le film. Si l’expérience s’avère dérangeante voire insupportable, le discours du cinéaste, lui, révèle comme nous l’avions pressenti des intentions humanistes.
Rencontre avec Brillante Mendoza, réalisateur philippin à qui l’on doit aussi Slingshot et Serbis, un cinéaste qui n’a pas la langue dans sa poche et qui emploie des méthodes de travail bien à lui.
Elodie Leroy : En voyant Kinatay, on se dit que la frontière est finalement très fine entre le réalisme et le cinéma d’horreur. Qu’en pensez-vous?
Brillante Mendoza : La partie « horreur » est la plus difficile à encaisser parce qu’on a l’impression que ce crime se déroule réellement sous nos yeux. Je pense que ce réalisme extrême est ce qui a rendu le film tellement effrayant auprès de certaines personnes qui n’ont pas pu le supporter.
Le film adopte le point de vue de Peping, qui est à la fois témoin du crime et involontairement complice. Ce parti pris met le public dans une situation très inconfortable. Était-ce votre but?
Tout à fait, c’était intentionnel. C’était aussi le challenge principal du film. Mon but était de piéger le public en le mettant sans prévenir dans cette situation. Je voulais adopter le point de vue de ce garçon qui avait jusqu’à présent une vie normale, qui était sur le point de se marier. Tout devait être amené de la manière la plus naturelle possible, comme quelque chose de normal. Je voulais que les spectateurs soient avec lui, qu’ils l’accompagnent dans son quotidien au point que ce garçon leur devienne familier, et qu’ils se sentent soudainement pris au piège dans le van, tout comme lui. Je sais que certains spectateurs se sont sentis floués parce qu’ils avaient commencé à s’attacher au personnage et tout d’un coup ils se retrouvaient témoins de ce crime.
Qu’avez-vous pensé des réactions après la projection du film au Festival de Cannes?
En fait, c’était partagé et je m’y attendais. Je m’attendais à des réactions positives de la part d’une grande partie du public parce que je savais quel genre de films ils voulaient voir. Mais je savais qu’il n’y aurait pas que des réactions positives. C’était d’ailleurs l’idée : je voulais que le public soit dérangé. Mais beaucoup de gens n’acceptent pas ça, ils n’aiment pas être perturbés en rentrant chez eux après avoir vu un film. Or justement, quand on assiste à un meurtre, on ne se sent pas bien du tout. Et ce genre de chose se produit tout le temps.
La prostituée est un personnage récurrent de l’univers du polar, que ce soit dans les films ou dans les séries américaines. En voyant votre film, on réalise à quel point on s’est habitués à voir des films débuter par un meurtre de prostituée sans que même les personnages des flics chargés de l’enquête ne montrent aucun état d’âme.
Oui, parce que dans la société dans laquelle nous vivons, les prostituées sont vues comme des pécheresses. Elles sont donc considérées comme des objets à disposition, des choses que l’on peut détruire sans scrupule. J’ai aussi fait ce film en réaction à la manière dont la société traite les gens. La froideur des assassins est ce qui rend ce genre de crime d’autant plus effrayant. Vous faisiez référence au cinéma d’horreur mais ce qu’il y a de plus horrible, c’est justement de voir des personnes a priori normales tuer un être humain de cette façon, avant de revenir à leur vie quotidienne comme si de rien n’était. Ils mangent et ils parlent de sujets normaux et n’évoquent même plus la victime qu’ils viennent de massacrer. Il est terrifiant et très violent d’imaginer que des gens banals puissent atteindre un tel niveau de barbarie.
Le personnage de Peping vient tout juste de se marier et se voit ensuite introduit brutalement à cette violence. Peut-on voir Kinatay comme une sorte de parcours initiatique?
Oui parce qu’il traverse une étape clé de sa vie : le fait se marier et de fonder une famille représente un moment très important pour lui. Mais parallèlement, il va traverser une autre étape dans la nuit. Il va perdre son innocence et se transformer pour devenir quelqu’un d’autre. Il n’est pas seulement victime mais aussi complice du crime. A la fin de la nuit, il est déjà une autre personne et son avenir est en jeu. Non seulement le sien mais aussi celui de sa femme et de son enfant.
Pendant la scène du trajet dans le van, on relève beaucoup de signes religieux dans le décor de la ville. Était-ce intentionnel?
Oui. Là encore, je voulais montrer tous ces vieux signes religieux. D’une part parce qu’ils font partie de notre culture, étant donné que nous sommes un pays catholique, et d’autre part, parce que cela participe à l’ironie du film. Beaucoup de gens ont une vie religieuse tout en étant corrompus. De même, ce que je montre dans le film, c’est la police s’efforce de protéger la société mais que les meurtriers peuvent aussi être justement des policiers.
Pendant le meurtre, on entend plus qu’on ne voit de choses. N’est-ce pas encore plus dérangeant?
Exactement. J’ai eu de longues discussions avec mon designer son et mon chef opérateur. Je leur ai dit que je me fichais qu’on ne voit quasiment rien parce qu’après tout, c’est comme cela que procèdent les meurtriers. Ils ne s’exposent pas au grand jour quand ils sont sur le point de tuer quelqu’un. Ils n’ouvrent pas la fenêtre en grand ou n’allument pas la lumière, ne serait-ce que pour ne pas être vus. En même temps, il était important pour moi de faire ressentir plutôt que de montrer. Je voulais faire sentir la brutalité de ce qui se produit dans le van. Cela rend cette violence encore plus effrayante parce que vous essayez d’imaginer ce qui se passe. Vous ne voyez rien mais vous ressentez. Beaucoup de choses se bousculent dans votre esprit rien qu’en entendant les sons et les cris de cette femme.
Comment avez-vous dirigé Coco Martin qui interprète Peping, et les autres acteurs?
En fait, Coco est un très bon ami à moi. J’ai souvent eu l’occasion de travailler avec lui. Il connaît mon style et ma manière de travailler. Donc nous avons eu une longue conversation sur le personnage mais pas sur la manière dont il allait jouer. Je trouve qu’il a fait un excellent travail. Quant aux autres acteurs, il a fallu que je leur explique comment je travaillais. J’ai en effet une méthode assez différente de la plupart des réalisateurs. Je fais beaucoup d’improvisations, je favorise la spontanéité sur le plateau. Je ne suis pas à la lettre le scénario même si celui-ci est structuré et écrit. Je donne aux acteurs beaucoup de liberté et je les laisse improviser pendant les prises.
Préparez-vous beaucoup vos acteurs?
Je leur raconte l’histoire mais je ne leur donne pas le scénario. Je leur dis ce qu’ils devront faire et dire le jour même de la prise. Ils connaissent plus ou moins la situation de la scène. Aussi, je raconte à chaque acteur l’histoire dans laquelle son personnage est impliqué mais pas le reste. Ils ne savent pas ce que font les autres personnages. Par exemple, ceux qui interprètent la famille au début du film ne savaient même pas de quoi il retournait et ce qui se produirait à la fin. Même la femme ne savait pas ce qui allait arriver à son mari ! Ils ne connaissent que le point de vue de leur propre personnage et c’est tout. Je pense que c’est comme cela qu’il faudrait toujours procéder. Je ne crois pas qu’on devrait préparer un acteur à ce qu’il devra jouer dans le futur. Je me contente de leur raconter la situation présente.
Tournez-vous dans l’ordre chronologique?
Autant que possible, oui, j’essaie de tourner dans l’ordre chronologique. Je ne veux pas sauter d’une scène à une autre qui n’a rien à voir. D’ailleurs, je pense que cela aide beaucoup les acteurs pour s’impliquer émotionnellement.
Sur quoi travaillez-vous actuellement?
Beaucoup de choses sont actuellement en progrès, notamment un film sur Abu Sayyaf qui abordera le kidnapping d’étrangers.
Propos recueillis par Elodie Leroy
Article publié sur Filmsactu.com le 18 novembre 2009