Ma critique assassine de Chef(s), série française culinaire avec Clovis Cornillac. La cuisine, c’est la vie… Mais pas dans les créations originales françaises, qui ne font pas le poids face aux dramas coréens ou japonais pour restituer l’ambiance d’une cuisine.
Chers amis sériephiles, il me faut vous faire part d’une expérience surréaliste, vécue hier soir en me branchant sur France 2. Je reviens alors d’un délicieux dîner au Bistrot de Pékin, près des Champs-Élysées à Paris, et je me dis qu’il serait merveilleux de prolonger l’expérience gustative en regardant une série TV culinaire, quitte à la prendre en cours de route.
J’ai vu les affiches de Chef(s), placardées sur les bus de la capitale, et j’ai lu des critiques dithyrambiques faisant suite à la diffusion des deux premiers épisodes. Des critiques qui se gargarisent de voir la fiction française se réveiller enfin, et qui nous exhortent de conseiller à nos parents, amis, collègues, voisins, chiens et chats compris, de regarder la suite ! « Faites passer le mot, pour que l’audience de la première chaîne publique soit la plus forte possible », lance avec zèle Télérama, cependant que 20minutes nous fait saliver sur une ambiance et un rythme de fou furieux : « La vie d’une brigade, son rythme infernal, sa discipline écrasante, sa rigueur au millimètre ».
De retour après un succulent émincé de porc parfumé au poisson, je me branche donc sur France 2. Chouette, l’épisode 3 de Chef(s) vient de commencer et l’épisode 4 est diffusé juste après. Comme souvent avec les séries françaises, je ne crains pas de m’aliéner trop longtemps à un horaire précis : de toute façon, il n’y a que 6 épisodes en tout donc trois soirées à tout casser.
Quelle n’est pas ma surprise en découvrant la série dont il est question, et surtout le décalage entre la description des journalistes et la dure réalité… Non, la fiction française ne se réveille toujours pas.
L’idée d’une série culinaire met pourtant l’eau à la bouche. En effet, il aurait été dommage pour l’univers de la fiction française, qui manque cruellement de variété et de peps, de ne pas rebondir sur le succès des émissions télévisées gastronomiques. Master Chef, Top Chef, Le Meilleur Pâtissier, Un Dîner Presque Parfait mais aussi les émissions de sauvetage comme Norbert et Jean ou Cauchemar en Cuisine…
Nous nous sommes tous surpris, un jour ou l’autre, à suivre l’une de ces émissions, à trembler pour les candidats, à saliver sur les plats préparés avec passion. Évidemment, il aurait été maladroit de la part des créateurs de la série Chef(s) de chercher à restituer à l’identique l’ambiance des émissions de téléréalité. Toutefois, entre reproduire cet esprit bisounours et le repousser au point de jouer la carte du somnifère archi-dépressif, il y a quand même toute une gamme de possibilités. Des possibilités que les créateurs de la série n’ont visiblement pas envisagées une seule seconde. Ils nous avaient promis une série qui sortirait des sentiers battus en évacuant le genre du polar. Pour ma part, j’ai vu un thriller glauque dans une cuisine.
Le plat pourrait s’intituler : « huis clos culinaire sur lit de déprime française » Garanti sans épices ni assaisonnement.
Mesdames et Messieurs, si vous rêvez de devenir cuisinier, ne regardez surtout pas Chef(s). Le réalisateur Arnaud Malherbe et sa coscénariste Marion Festraëts, anciens journalistes tous les deux, ont résolument décidé de vous saper le moral.
Et ils s’y emploient avec ferveur : personnages qui tirent la tronche (l’un d’entre eux sort de prison, ça donne le ton), image sombre teintée d’un jaune dégueulasse, réalisation tellement soporifique qu’elle ferait passer Hou Hsiao Hsien pour un rival de Michael Bay, bande son qui aurait tout aussi bien pu être celle d’un film d’auteur russe…
J’ai vite compris ma douleur. Chef(s) se refuse à toute marque de sympathie à l’égard du spectateur. Rien, vous n’aurez rien d’attrayant dans Chef(s). Pas une note d’humour, pas de passion ni d’émotion, pas de modernité. A la place, rien que de la froideur et de la mauvaise humeur.
N’ayant pas vu les épisodes 1 et 2, je ne vais pas entrer dans un commentaire profond des enjeux dramatiques et je ne livrerai que des impressions sommaires sur ce plan. J’ai lu la note d’intention de la série et je crois savoir que les concepteurs ont eu envie d’explorer l’ambiance d’une cuisine comme un monde à part, envisagée comme un huis clos, et où les rapports humains sont empreints de violence, de jalousie, de harcèlement sexuel, etc. Soit.
Le parti pris est louable et ressemble un peu à celui de la récente série sud-coréenne Misaeng, diffusée entre octobre et décembre 2014 sur tvN, et qui parle du monde du travail dans les grandes entreprises sud-coréennes à travers le point de vue de jeunes recrues confrontées à des codes rigides, une pression hiérarchique écrasante, du harcèlement moral ou sexuel. Si Misaeng dépeint une dureté et une violence dans un milieu idéalisé par les jeunes, les personnages n’en sont pas moins profondément humains et les scènes sont abordées avec un vrai point de vue. C’est toute la différence avec Chef(s) et ses prétentions de thriller en cuisine.
J’ai vu de la violence, certes, j’ai même vu un cadavre se balader dans un sac de golf, mais rien qui m’apprenne quoique ce soit sur l’univers fascinants des grands restaurants. J’ai entendu des remarques misogynes, oui, mais cette misogynie est tellement banalisée dans les thrillers français, à la télévision comme au cinéma, que je me suis sentie agressée plus qu’autre chose. Le seul point positif de la série est Hugo Becker, l’interprète du personnage principal, qui attire l’attention par sa présence. A la limite, je suis intéressée de le voir dans autre chose.
Avec tout ça, on se demande bien pourquoi Chef(s) essaie de se faire passer pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire une série culinaire. Et surtout pas un polar, hein, parce que le réalisateur voulait faire quelque chose de différent. Le problème, c’est que le suspense de la série, ou du moins les éléments qui essaient de créer un suspense, n’ont pas grand-chose à voir avec l’art culinaire. Je m’attendais à sentir l’émulation entre les commis, à m’investir dans leur quête de dépassement de soi, à sentir l’émotion culinaire. Or il n’y a pas de scène d’action culinaire à proprement parler (du moins dans les épisodes 3 et 4, encore une fois).
Sans faire un remake du Festin Chinois (Tsui Hark), un peu d’action autour des plats n’aurait pas été du luxe. On voit bien passer quelques plats ici et là, mais l’image est tellement laide que les créations ne font pas rêver, elles ne sont pas appétissantes parce qu’elles n’ont pas de présence physique à l’écran. Au moins, les cadreurs de Master Chef et Top Chef savent filmer les assiettes… Dans Chef(s), les personnages pourraient tout aussi bien être garagistes que l’ambiance n’en serait pas affectée.
Les interventions d’un certain Matsumoto, passionné des légumes qui trie sur le volet les chefs auxquels il vendra ses productions, ont retenu mon attention. Chouette, un personnage japonais dans une série française ! On se calme tout de suite. Le personnage et sa culture sont abordés de manière si rébarbative, prétentieuse et clichée (ah, ces poncifs sur les Asiatiques qui parlent par métaphores, ça me manquait…) que les amoureux du Japon seront vite écœurés.
Le comble de la vulgarité est atteint quand Matsumoto se fait redresser les bretelles par le personnage d’Anne Charrier, à coup d’allusions débiles à ses origines et – tenez-vous bien – à ses yeux bridés ! Une fois que la femme quitte la pièce, Matsumoto dit à haute voix : « Quelle femme ! », là où le spectateur se dit « Quelle conne ! ».
Si c’est ça un personnage féminin fort pour les séries françaises, c’est-à-dire une imbécile qui sort des insultes racistes pour montrer qu’elle a du caractère, et si mettre un Asiatique dans une série signifie obligatoirement entendre ce genre de remarques, je préfère retourner vers les dramas coréens ou japonais. Quant aux scènes d’arts martiaux, je préfère revoir celles bien plus riches de sens de Hanzawa Naoki, incroyable drama bancaire japonais diffusé sur TBS en 2013 et dans lequel le personnage, un salaryman, se défoule chaque soir après le boulot dans une salle de kendo.
Justement, Arnaud Malherbe et Marion Festraëts feraient bien mieux de regarder des dramas japonais (au hasard, Bambino!, une série culinaire datant de 2007). Ça leur apprendrait à construire une histoire à suspense, à développer des personnages attachants, à planter des enjeux dramatiques, sérieux ou non, et à les agrémenter du petit soupçon de fantaisie indispensable pour accrocher le spectateur, au lieu de se prendre pour des auteurs de films abscons de festival.
La cuisine, c’est la vie, et ils nous livrent une production sordide et mollassonne. N’importe quel drama japonais moyen d’aujourd’hui est bien plus efficace, plus moderne et plus émouvant que ce que j’ai vu hier soir.
Devant ce refus foncièrement énervant de faire de la fiction populaire, refus qui n’aurait de légitimité que s’il existait vraiment une fiction populaire française, on se dit qu’une adaptation littérale des téléréalités culinaires aurait finalement été plus judicieuse. Pas étonnant que Chef(s) ait fait moins bien que Les Experts hier soir : 14,4% de parts de marché pour France 2, face à 20,5% pour TF1 et 13,7% pour France 3, qui projetait le sempiternel Des Racines et des Ailes. Autant dire que Chef(s) échoue à créer la sensation en tant que nouveauté. Sur la durée, le snobisme ne séduit pas.
Après le générique de fin de l’épisode 4 (arrêt sur image sur un décor vieillot dans les ocres-marrons, laissant apparaitre en transparence la gueule maussade de Clovis Cornillac), j’ai zappé sur TF1 et je suis tombée sur la célèbre série policière américaine. Tout d’un coup, même devant les scènes d’autopsie, j’ai eu l’impression de revivre.
Quant aux journalistes qui ont encensé Chef(s), on a aussi envie de les secouer. C’est bien de vouloir encourager la fiction française et c’est sympa de soutenir les copains, puisque les créateurs de la série sont d’anciens journalistes. Mais croyez-moi, se voiler la face à ce point-là n’est pas la solution à la disette artistique dont nous souffrons actuellement à la télévision française.
A ce rythme-là, on aura bientôt droit à une fiction noire inspirée des Reines du Shopping, façon film d’auteur turc.
Au final, je préfère revenir vers le drama japonais Bambino!, avec ses personnages attachants, sa réalisation énergique et Jun Matsumoto, toujours plus frais qu’un Clovis Cornillac déprimé…
Elodie Leroy