Tom Hanks, Halle Berry, Bae Doona et Ben Whishaw sont les héros d’un film de science-fiction atypique sorti de l’imagination débordante des Wachowski. Un objet transgressif qui floute les barrières ethniques et de genre et nous fait voyager dans le temps.
Six histoires imbriquées, plantant leur décor dans diverses régions de la planète, entre le XIXe et le XXIVe siècle, le tout porté par un casting quatre étoiles et dirigé par trois réalisateurs aussi inspirés que jusqu’auboutistes – j’ai nommé le duo Andy & Lana Wachowski (à l’époque, Andy n’était pas encore devenu Lilly) et Tom Tykwer. On obtient Cloud Atlas, un blockbuster produit en dehors du circuit hollywoodien, tellement foisonnant qu’il frise parfois la surcharge, mais qui s’impose comme une épopée originale, parfois transgressive et finalement aussi touchante que stimulante.
La SF est toujours vivante
Lorsque j’ai découvert Cloud Atlas, j’ai ressenti comme une bouffée d’air frais et une pincée de soulagement. Il existe donc encore des blockbusters susceptibles de surprendre, me suis-je dit.
En effet, je venais de lire les line-up des studios hollywoodiens pour les prochains mois et j’étais dans cet état de frustration que ressentent à peu près tous ceux qui, comme moi, ont été émerveillés depuis leur enfance par le cinéma populaire américain dans ce qu’il a de plus noble, avec ses héros charismatiques, ses scènes d’action dantesques, ses folles idées de science-fiction.
Aujourd’hui, que faut-il attendre ? Une pelletée de remakes, de reboots et de séquelles opportunistes, à quelques exceptions près. Pour la collection d’été 2013, il faudra donc faire avec Man of Steel (avec un Superman tout neuf mais dont on se fiche royalement), Wolverine : le combat de l’immortel (bref, encore un sous-X-Men), Kick-Ass 2, Very Bad Trip 3, Fast and Furious 6 et les seconds opus de 300, de Red, de Percy Jackson ou encore des Schtroumpfs 3D…
La sortie de suites n’est pas nouvelle et certaines des productions citées ci-dessous mériteront certainement le détour. Mais quand elle constitue quasiment à elle seule l’actualité de l’été en termes de blockbusters, il y a de quoi s’inquiéter. Notez également sur vos agendas l’arrivée des remakes d’Evil Dead, de Taxi Driver, de Massacre à la Tronçonneuse (« déjà-vu », dirait Néo).
Aujourd’hui, Hollywood insulte ses propres classiques, aligne les préquelles insipides de ses plus grands films (Prometheus), vide de leur substance les franchises les plus prometteuses (de Transformers à Transformers 3, on fait le grand écart), dilapide le patrimoine BD américain avec des films de super-héros ne misant que sur leur climax (Avengers, beaucoup de bruit pour rien).
Heureusement, il n’y a pas que le système hollywoodien dans la vie. Y compris quand on est cinéaste américain, qu’on est fan de science-fiction et que l’on aime se lancer des défis titanesques. Par exemple, porter à l’écran le roman de David Mitchell Cartographie des Nuages, réputé inadaptable. Andy et Lana Wachowski, les auteurs de Matrix, l’ont bien compris.
Les Wachowski, ambassadeurs de luxe de la culture Geek
De toute façon, après le four commercial de leur dernière réalisation, le sympathique mais invendable Speed Racer, qui adaptait l’anime japonais du même nom et s’adressait véritablement à une niche, les Wachowski n’avaient guère le choix que d’aller voir ailleurs.
En bons ambassadeurs de la culture geek-option-manga qu’ils étaient, ils n’allaient tout de même pas faire des concessions et réaliser un produit rassembleur ! Ni réitérer l’expérience du film fauché à la Ninja Assassin ! Puisque plus personne aux USA ne voulait leur confier 100 millions de dollars pour faire joujou, pourquoi pas l’Europe ?
Justement, Tom Tykwer, dont ils adulaient le premier film Cours Lola Cours, déclarait en 2009 qu’il ambitionnait de porter à l’écran Cartographie des Nuages… En route pour l’Allemagne !
Mais au fait, comment les auteurs de Matrix ont-ils eu l’idée de se lancer dans une telle aventure ? La rumeur veut que l’impulsion ait été donnée en 2005 par Natalie Portman qui lisait le roman sur le tournage de V pour Vendetta*, dont les Wachowski étaient producteurs. Devant son enthousiasme, Lana Wachowski se serait à son tour plongée dedans pour ne plus s’en détacher.
Cloud Atlas a du surmonter son lot d’obstacles pour voir le jour, même une fois lancée la collaboration entre les Wachowski et Tom Tykwer. Au cours de ses quatre années de développement, le projet a plus d’une fois failli être abandonné. Mais la persévérance des cinéastes a fini par payer, soutenue en cela par les encouragements de Tom Hanks**, bien décidé à s’investir dans ce projet. A l’arrivée, Cloud Atlas bénéficie du budget confortable de 102 millions de dollars, ce qui en fait le film indépendant le plus cher de l’histoire du cinéma et le premier blockbuster allemand.
L’association de talents entre Lana & Andy Wachowski et Tom Tykwer fait des étincelles : reposant sur un travail de narration et de montage aussi gigantesque que minutieux, Cloud Atlas nous embarque dans une épopée complexe, ambitieuse mais aussi – et cela fait vraiment plaisir à écrire en ces temps de disette créative occidentale – extrêmement originale.
L’histoire consiste en six récits parallèles et ancrés dans différents pays et différentes époques, avec un gap de 472 ans entre la période la plus ancienne (l’année 1879) et la plus futuriste (l’année 2321). Ou comment apporter un grand coup de frais au genre de la science-fiction mais aussi du film choral.
Histoires transgressives
Cloud Atlas nous plonge ainsi dans un véritable tourbillon narratif. Le voyage en mer périlleux d’un jeune juriste blanc sur fond d’esclavage des Noirs au XIXe siècle (1849 : The Pacific Journal of Adam Ewing, réalisé par les Wachowski).
L’histoire d’amour homosexuelle et épistolaire entre un jeune compositeur et son amant (1936 : Letters from Zedelghem, réalisé par Tom Tykwer).
L’enquête d’une journaliste décidée à révéler au grand jour les agissements douteux d’une compagnie pétrolière (1973 : Half-Lives : The First Luisa Rey Mystery, réalisé par Tom Tykwer).
Les déboires d’un éditeur endetté puis enfermé par son frère dans une maison de retraite qui a tout d’une prison (2012 : The Ghastly Ordeal of Timothy Cavendish, réalisé par Tom Tykwer).
La rencontre de Sonmi-451, une serveuse-clone travaillant dans un bar, avec un jeune révolutionnaire à Néo-Séoul (2144 : An Orison of Sonmi-451, réalisé par les Wachowski).
La quête scientifique d’une ethnologue assistée par un indigène halluciné (2321 : Sloosha’s Crossin’ an’ Ev’rythin’ After, réalisé par les Wachowski).
Toutes ces histoires, si différentes qu’elles soient en termes de genre comme d’esthétique, entretiennent des liens qui se révéleront au fil du métrage.
Grâce à un montage précis et constamment mis au service de l’émotion, la trame globale de Cloud Atlas se déplie avec une rare fluidité sans jamais perdre le spectateur en route, l’esthétique propre à chaque époque insufflant à celle-ci une ambiance immédiatement identifiable sans pour autant que l’ensemble ne manque d’unité visuelle.
Les décors s’avèrent parfois très chiadés, notamment dans les parties futuristes : ainsi, lorsque Sonmi-451 découvre le monde, il suffit de voir avec quelle efficacité l’organisation sociale du Néo-Séoul de 2144 est suggérée en quelques plans.
Histoires d’amour, d’amitié, de trahison ou de rédemption, tous ces récits parlent non seulement de condition humaine, à l’échelle individuelle comme collective, mais ont aussi en commun de mettre en scène leurs protagonistes dans une situation d’aliénation qui se solde par une évasion, souvent doublée d’une transgression.
Transgression du jeune juriste blanc et de l’esclave noir qui se lient d’amitié au XIXe siècle, transgression des septuagénaires/octogénaires qui s’évadent de leur pension pour aller s’éclater dans un pub et peut-être retrouver leur amour de jeunesse, transgression de la femme-objet sexuel qui se mue en messie…
Un casting multi-ethnique
Cloud Atlas est porté par un casting quatre étoiles qui mérite d’être cité dans son intégralité, tant l’investissement de chacun est visible : Tom Hanks, Halle Berry, Hugh Grant, Susan Sarandon, Hugo Weaving (Matrix), Jim Broadbent (Moulin Rouge!, Harry Potter 6), Jim Sturgess (Across the Universe), Ben Whishaw (Le Parfum) mais aussi la star chinoise Zhou Xun (Suzhou River) et l’actrice coréenne Bae Doo Na (The Host, Sympathy for Mr. Vengeance).
Soulignons les origines ethniques variées du casting, puisque tous les acteurs et actrices mentionnés ci-dessus jouent plusieurs rôles et apparaissent ainsi dans à peu près chaque récit, avec les maquillages qu’il faut pour les faire passer d’une ethnie à l’autre mais aussi d’un sexe à l’autre !
Dès l’instant où l’on a compris ce principe, il y a quelque chose d’étrange mais aussi de très amusant dans le jeu consistant à reconnaître chacun et à découvrir leurs visages au fil des histoires. Et si certaines transformations demeurent faciles à repérer (Hugo Weaving en infirmière en chef démoniaque, Halle Berry en bourgeoise blanche effacée, Bae Doo Na en européenne…), d’autres se révèlent nettement plus ardues à déceler (défis du moment : reconnaître Tom Hanks dans l’histoire de 2012, ou encore Zhou Xun dans les années 70).
Avec ces transformations, le film introduit une idée absente du roman, celle de la réincarnation et donc du karma, et ajoute au côté transgressif qui habite cet enchevêtrement de récits. Que nous le voulions ou non et quelque soit notre degré d’humanisme, nous avons tous tendance à nous définir par notre identité sexuelle et par notre appartenance ethnique avant tout le reste, ces deux caractéristiques ayant d’ailleurs tendance à biaiser inconsciemment notre regard sur l’autre.
Il y a donc quelque chose de très osé dans les maquillages et les changements de sexe de ces acteurs et actrices, lesquels se prêtent d’ailleurs tous au jeu sans aucune retenue, sous l’œil bienveillant de Tom Tykwer et d’Andy et Lana (ex-Larry) Wachowski.
Mieux, en plus d’imaginer un monde en 2144 où tout le monde aurait les yeux bridés (ce qui n’est pas invraisemblable), Cloud Atlas met en miroir l’allusion à l’esclavage au 19e siècle avec le futur de 2321, où les tribus de Blancs apparaissent comme vulnérables face au peuple détenteur de la technologie et représenté par le personnage de Halle Berry.
Nul besoin de discours appuyé contre le racisme, il suffit de mettre en scène l’ironie de l’Histoire, avec ses retournements de situation au fil des époques, et d’opposer l’impermanence de l’enveloppe charnelle à l’éternité de l’âme.
Ambitieux et osé jusqu’à la dernière minute de bobine, Cloud Atlas comporte bien quelques petites baisses de rythme ça et là, ce qui n’a rien d’étonnant pour un métrage de 2h45. Mais l’ensemble, en plus d’être intelligent et étonnamment touchant, demeure extraordinairement bien ficelé et rythmé compte tenu de la complexité de l’entreprise. Il fallait le faire.
Les Wachowski à contre-courant
Je l’avoue, si j’ai toujours eu entière confiance en Tom Tykwer, surtout depuis Le Parfum (le roman de Patrick Süskind était lui aussi compliqué à adapter), je n’aurais pas imaginé il y a une dizaine d’années faire à ce point l’éloge des Wachowski.
A l’époque de Matrix, certains amateurs de japanimation et de cinéma de Hong Kong – et j’en faisais partie – reprochaient aux Wachowski d’avoir pillé quelques chefs d’œuvres asiatiques pour toucher le jackpot avec un film rassembleur. D’autant que les opus 2 et 3 de la trilogie Matrix étaient loin d’être à la hauteur du premier ; et ce, même si Matrix Reloaded possède ce versant monstrueux qui le rend unique en son genre, avec ses personnages tout droit sortis d’une BD (Monica Bellucci en pin-up totalement irréelle, Collin Chou en garde du corps très manga), ses acteurs laissés en roue libre (qui ne se souvient pas des jurons de Lambert Wilson ?), ses courses-poursuites interminables et totalement insensées (pour rappel, une portion d’autoroute a été construite spécialement pour l’occasion).
En fin de compte, l’opus le plus intéressant et le plus réussi de la saga n’est autre qu’Animatrix, succession de courts métrages-spin off ancrés dans l’univers de Matrix, supervisés par les Wachowski et réalisés par quelques grands noms de l’animation, parmi lesquels Yoshiaki Kawajiri (Ninja Scroll), Shinichiro Watanabe (Cowboy Bebop) et Peter Chung (Aeon Flux, la série).
Avec le recul, il semble que les Wachowski n’aient jamais pu – et peut-être jamais voulu – se fondre dans le moule hollywoodien. Alors que le succès de Matrix laissait présager d’une carrière toute tracée dans l’univers balisé des studios, ils n’ont cessé d’emprunter par la suite les chemins les plus inattendus, quand ils n’ont pas agi à contre-courant des attentes, tout en restant résolument ancrés dans le cinéma populaire, sur le plan esthétique comme des genres visités.
Le premier symptôme n’était autre que V pour Vendetta (2006), film d’anticipation et de héros masqué dont ils confiaient la réalisation à James McTeigue. Porter à l’écran la BD noire d’Alan Moore et David Lloyd, avec son message politique violent et anarchiste, était déjà gonflé : la plupart des histoires de héros masqués à l’américaine prônent des valeurs plutôt conservatrices, les méchants étant généralement des hors-la-loi.
Quelques années plus tard, les Wachowski revenaient avec Speed Racer (2008), l’adaptation d’une série animée japonaise des années 60. Avec son esthétique radicale, ses séquences de voitures démentes, ses traits d’humour grotesques et ses effets de montage cartoonesques reprenant les codes visuels des dessins-animés de sport japonais, Speed Racer tenait du suicide commercial mais, avec ses défauts et ses maladresses, témoignait d’une sincérité respectable, en plus d’innover par l’emploi de procédés techniques révolutionnaires (pour l’occasion, les Wachowski ont élaboré la technique de la 2D ½).
En plus de marquer leur rencontre artistique avec Tom Tykwer, Cloud Atlas confirme s’il le fallait la contradiction qui caractérise le cinéma des Wachowski. Un cinéma qui appartient bel et bien à l’univers des blockbusters populaires mais qui témoigne plus que jamais d’une tendance chronique à l’anticonformisme. En vérité, on commence sérieusement à se demander si l’adéquation de la saga Matrix avec les exigences des studios hollywoodiens n’était pas accidentelle dans le parcours des cinéastes. Aujourd’hui, Andy et Lana Wachowski apparaissent plus que jamais comme des auteurs en marge du système. Espérons qu’ils le restent !
Elodie Leroy
Première publication de l’article le 13 avril 2013 sur StellarSisters.com.
*Source : The Hollywood Reporter
**Interview des Wachowski dans The A.V. Club