Avec Stoker, Park Chan Wook réalisait son tout premier film américain, avec des acteurs locaux. Analyse d’un mélange singulier de thriller et de drame psychologique sur l’adolescence.
Stoker est le premier projet américain du réalisateur Park Chan Wook, connu entre autres pour Old Boy et Sympathy for Mr Vengeance. Le style noir et affirmé du cinéaste survit-il à la grande machine hollywoodienne ? Beaucoup de cinéastes étrangers, notamment asiatiques, se sont essayés à l’exercice, avec plus ou moins de succès. Une fois encore, Park Chan Wook prouve qu’il n’est pas un cinéaste comme les autres. Si Stoker n’atteint pas les sommets de ses plus grands films, l’univers du film lui permet d’affirmer son identité artistique, avec sa manière bien à lui d’esthétiser la violence et de nous faire aimer les personnages pour leurs perversions et leurs névroses.
Des cadavres dans le placard
Stoker, c’est l’histoire d’India (Mia Wasikowska), une jeune fille introvertie qui vit sous la coupe de sa mère Evie (Nicole Kidman) et qui vient tout juste de perdre son père, mort dans un étrange accident de voiture. Au cours des funérailles, India fait la connaissance de son oncle Charles (Matthew Goode), dont elle ne soupçonnait même pas l’existence, et qui ne tarde pas à s’installer dans la maison familiale, sous prétexte de soutenir la veuve et sa fille dans cette épreuve. Mais India se méfie de Charlie : et si son allure séduisante dissimulait un meurtrier, et qui plus est celui de son père?
Adaptée d’un scénario de Wentworth Miller (le héros de Prison Break), l’intrigue de Stoker n’est pas sans évoquée celle de L’Ombre d’un Doute, le film réalisé en 1943 par Alfred Hitchcock. Le film de Park Chan Wook s’inscrit dans un style de thriller qui repose plus sur la tension psychologique que sur la surenchère d’effets qui tend à envahir les thrillers américains actuels.
En quelques scènes, Park Chan Wook nous plonge avec une efficacité sans faille dans une atmosphère glaçante et onirique. India est une jeune fille de 18 ans dont le mutisme n’a d’égal que son extrême sensibilité aux détails du monde qui l’entoure. Enfermée dans un univers faste mais étriqué, celui d’une bourgeoisie désœuvrée, India entretient peu de contacts avec le monde extérieur et ne quitte guère la maison familiale, vaste demeure démodée et cerclée d’un jardin dont on peinera tout du long à cerner les limites – un décor propice aux égarements de l’imagination.
Très vite, et alors qu’elle le soupçonne d’être le meurtrier de son père, India se laisse envoûter par les œillades et les flatteries de cet oncle charmeur mais manipulateur, qui s’emploie de son côté à faire taire définitivement toute personne susceptible de compromettre ses desseins. Dans le monde bourgeois de Stoker, chaque famille cache peut-être bien des cadavres dans le placard.
Mais au fait, quelles sont les intentions de Charlie ? Si l’on prend l’histoire au premier degré, l’intrigue nous mènera vers une explication un tantinet fumeuse, dévoilée au cours d’un flash back certes élégant visuellement mais vite expédié – quoique marqué par une certaine violence psychologique.
Conte initiatique
En réalité, l’explication rationnelle des actes de Charlie ne constitue pas le cœur du récit : du thriller à suspense, Stoker se mue peu à peu en conte initiatique, celui d’une adolescente qui se transforme en femme. Un conte où l’attirance pour le mal symbolise la découverte de la libido, où la violence évoque l’entrée dans le monde des adultes. India doit se libérer de l’emprise de sa mère toute puissante, cette mère à la voix douce et au sourire mielleux, mais qui se révèle bien évidemment castratrice à l’extrême.
Vu sous cet angle, le rôle du meurtrier prend un tout autre sens. Tel un vampire (le nom Stoker renvoie à Bram Stoker, l’auteur de Dracula), le dangereux séducteur initie la jeune vierge à la perversion. A moins que son but ne soit de parfaire son éducation, comme dans cette très belle scène où India revêt devant lui ses premières chaussures à talons.
Stoker raconte l’émancipation d’une jeune fille qui prend conscience de son pouvoir sur les hommes, ce que les nombreuses allusions à la chasse ne viendront pas démentir. On devine alors que la violence, volontairement exagérée et esthétisée, nous invite à une autre lecture. Sur ce plan, Stoker partage des points communs avec Je suis un Cyborg, comédie romantique délicieusement barjo dont l’héroïne, internée dans un asile parce qu’elle se prenait pour un robot, voyait ses mains se changer en fusil mitrailleur au cours d’une scène-fantasme décalée et virtuose. Tout comme l’héroïne de Je suis un Cyborg, mutique elle aussi, celle de Stoker découvre la cruauté du monde lors d’un passage à l’âge adulte qui s’accompagne d’une violence psychologique sourde.
Mia Wasikowska vue par Park Chan-Wook
S’il est une différence majeure entre les cinémas d’Asie et les cinémas occidentaux, elle réside dans la manière de sublimer les visages des acteurs et de faire de subtils changements d’expression des éléments à part entière du récit. Dans les scènes de dîners qui ponctuent le film, les mouvements de caméra, d’une incroyable précision, redéfinissent constamment la dynamique régissant les rapports ambigus entre les personnages. La tension psychologique est palpable, tout comme la tension érotique dans cette superbe scène où India et son oncle maléfique jouent du piano à quatre mains (la musique est signée Philip Glass, le maître des thèmes obsédants).
Insipide dans Alice au Pays des Merveilles mais prometteuse dans Tout va bien !, Mia Wasikowska trouve enfin avec Stoker un rôle qui lui permet de gagner en consistance et de développer son jeu. Sans céder à la facilité d’en faire une jeune fille glamour, Park Chan Wook saisit la singularité de son visage et la densité de son regard, de même qu’il fait de Matthew Goode (A Single Man) une icône du tueur à la fois glaçant et terriblement séduisant – le fantasme de toute jeune fille.
Si l’on passe outre un rythme un peu lent dans la première partie, Stoker séduit aussi bien par sa sensualité que par ses images choc – on reste subjugué par ces éclaboussures de sang sur les fleurs. Park Chan Wook réussit son premier essai hollywoodien et confirme non seulement l’étendue de son registre, mais prouve aussi sa capacité d’adaptation à une industrie où la marge de manœuvre des réalisateurs étrangers – et notamment asiatiques – est traditionnellement limitée.
L’année des réalisateurs coréens
Si 2012 fut l’année de la K-pop aux Etats-Unis et en Europe, 2013 est peut-être bien celle du cinéma coréen puisque trois des réalisateurs coréens les plus encensés par la critique font leurs premiers pas à Hollywood. Avant Stoker de Park Chan-wook, nous avons eu droit à Le Dernier Rempart de Kim Jee Woon (A Bittersweet Life, J’ai rencontré le diable) et avec Arnold Schwarzenegger ; bientôt, c’est le très attendu Transperceneige de Bong Joon Ho (The Host, Mother) qui se dévoilera sur les écrans.
Cette expérience hollywoodienne, plusieurs cinéastes hongkongais majeurs – de Tsui Hark à John Woo, en passant par Ringo Lam – l’ont tentée au début des années 2000, pour un résultat plus que contestable. Il faut dire que le choc culturel était de taille, entre des réalisateurs issus d’une industrie où les décisions se prenaient dans le feu de l’action (à Hong Kong, dans les années 90, il n’était pas rare qu’un tournage débute sur une simple idée lancée par oral, au détour d’un couloir), et un système hollywoodien archi procédurier et engageant à chaque production un budget et une logistique considérables.
Un autre paramètre mérite d’être pris en compte. Lorsque les cinéastes hongkongais se sont exportés à Hollywood, le cinéma local allait mal, très mal, handicapé qu’il était par les effets du piratage et l’influence des Triades, des fléaux auxquels venaient alors s’ajouter les enjeux liés à la Rétrocession (1997), avec son lot d’incertitudes. En bref, nous assistions à une fuite de talents. Si l’expérience de John Woo connut quelques éclats (on se souvient surtout de Face/off), l’échec de Tsui Hark fut flagrant, tandis que Ringo Lam resta cantonné au cinéma bas-de-gamme.
Aujourd’hui, c’est au tour des cinéastes sud-coréens de s’essayer à l’exercice. Mais à la différence de leurs homologues hongkongais, il ne s’agit pas pour eux de s’exporter mais plutôt d’enrichir une carrière qui demeure basée à Séoul, voire de développer des collaborations entre les deux industries.
Il faut dire que le contexte leur est beaucoup plus favorable. Malgré le coup dur porté par la baisse des screen quotas en 2006*, qui l’a empêché pendant quelques années de dominer le box-office domestique, le cinéma sud-coréen est en train de reprendre ses droits puisqu’il a récemment connu quelques francs succès. Ainsi, l’excellent film de casse The Thieves de Choi Dong Hoon a attiré 13,03 millions de spectateurs dans les salles, devenant le plus grand succès de tous les temps en Corée du Sud. Peu de temps après, c’est Masquerade, de Choo Chang Min et avec Lee Byung Hun, qui a fait le score de 12,3 millions d’entrées (troisième plus grand succès après The Thieves et The Host). Enfin, cette année, Miracle in Cell No.7 a dépassé les 12 millions d’entrées.
A ce retour en force des succès commerciaux coréens, il faut ajouter l’essor actuel de la culture populaire coréenne à travers le monde, par le biais de la K-pop d’une part (en témoigne le phénomène Gangnam Style mais aussi les tournées mondiales de Bigbang et 2NE1) mais aussi par celui des dramas, qui exercent une véritable domination sur Asie et ont su trouver leur public en Occident. En d’autres termes, les Coréens n’ont pas besoin des Américains pour exister.
C’est pourquoi on ne s’étonne pas de découvrir, avec Stoker, que Park Chan Wook a su conserver son identité artistique, voire imprimer une sensibilité typiquement coréenne à un film porté par un casting occidental et dont les financements sont principalement issus des États-Unis. Espérons que le Transperceneige de Bong Joon Ho, dont les financements s’avèrent américano-coréens, sera du même niveau. Réponse dans les salles le 7 août prochain.
Elodie Leroy
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*Les screen quotas en Corée du Sud. La politique des screen quotas date des années 60 et avait abouti, en 1993, à l’obligation pour les salles de cinéma locales de diffuser des films coréens pendant 146 jours sur une année (40% du temps). Cette politique a été l’un des moteurs de l’essor de l’industrie domestique dans les années 1990-2000 : le cinéma coréen est passé de 20% de parts de marché au début des années 90 à plus de 45% au début des années 2000. Devant la bonne santé du cinéma coréen, les Américains ont estimé que cette politique n’était plus pertinente et ont fait pression pendant plusieurs années sur le gouvernement coréen afin de réduire les screen quotas. En 2006, les USA obtiennent gain de cause : les quotas sont réduits de moitié, passant à 73 jours par an, soit 20% de l’année ; et ce, en dépit des manifestations des acteurs de l’industrie. Cette baisse est alors négociée en échange d’avantages sur le marché américain accordés aux Coréens pour des industries telles que l’automobile ou le secteur pharmaceutique. L’effet est fulgurant : pendant les années qui suivent, plus aucun film coréen ne parvient à rivaliser avec les blockbusters américains ni à dépasser les records que furent King and the Clown (10,3 millions d’entrées) et The Host (13,03 millions d’entrées). Mais comme nous l’avons vu, depuis 2012, il semble que les Corée