Le mardi 28 octobre 2014, sur le plateau de Touche Pas à mon Poste, le « jeu du bisou » a donné lieu à un baiser forcé de Jean-Michel Maire à Enora Malagré. Dérapage ou agression sexuelle ? Choisissez votre camp. J’ai choisi le mien.

L’incident était-il imprévu ou mis en scène ? En tout cas, il est probable que bon nombre de spectatrices se soient identifiées à la chroniqueuse. Et mine de rien, c’était bref mais violent. Et éloquent sur le respect de la télé française vis-à-vis des femmes. La vidéo est disponible en replay sur le site de D8. Apparemment, ils en sont fiers. Quoique, à y regarder de plus près, ils ont soigneusement évité de l’inclure dans le best of de la semaine et de l’évoquer dans leur communication Twitter et Facebook… Quant aux retombées dans la presse : nada.

Mais avant d’en venir à l’événement qui m’a poussé à écrire ce billet, laissez-moi vous raconter une anecdote personnelle.

Il y a quelques années de cela, sur mon lieu de travail, j’ai assisté à un épisode qui m’a laissée pantoise entre une technicienne audiovisuelle et l’un des directeurs de la société où je travaillais. Cela s’est produit en plein après-midi, au cours de l’une des nombreuses séances de « déconnade » qui ponctuaient nos journées (et ralentissaient notre travail), à coup de hurlements et de rires gras.

En plein délire, plusieurs collègues masculins taquinent la technicienne, vingt-deux ans à tout casser, depuis un bon quart d’heure. Habituée à une certaine dose de bruit dans cette entreprise, je ne prête pas vraiment attention à tout cela. Jusqu’à ce que la jeune fille, encouragée par ces messieurs, interpelle familièrement notre directeur commercial, la quarantaine, situé dans la pièce voisine. Alors que les rires éclatent, j’entends glisser la porte coulissante qui sépare les deux pièces. Le directeur interpellé surgit brusquement et s’avance d’un pas déterminé vers la jeune fille. Bientôt, elle se retrouve coincée en position assise sur une table, le dos au mur, cependant que le bonhomme commence à déboucler sa ceinture, mimant le début d’une tentative de viol et répétant : « Comment tu m’as parlé, toi ? ». Un peu sonnée, la jeune fille s’excuse platement, le bras tendu pour le repousser. « Je déconne », conclut le bonhomme quelques secondes plus tard, relâchant sa prise et en rebouclant sa ceinture. Gros éclat de rire général, du moins parmi la population masculine de la pièce. Quant à moi, je reste pétrifiée, les doigts figés sur mon clavier, tout comme les autres femmes situées dans les parages.

L’épisode n’a duré que quelques secondes mais il m’a suffisamment marquée pour que j’en parle aujourd’hui. N’étant pas proche de cette technicienne, je n’ai jamais abordé le sujet avec elle par la suite.

Il y a quelques jours, sur le plateau de Touche Pas à mon Poste, il s’est produit quelque chose de choquant qui m’a rappelé le charmant épisode décrit plus haut. Difficile de dire s’il s’agit d’un véritable dérapage ou si la situation a été mise en scène – après tout, c’est de la télé, nous dira-t-on. Mouais.

Cela s’est passé mardi 28 octobre 2014. La victime présumée : Enora Malagré. Le coupable présumé : Jean-Michel Maire, avec la complicité active de Jean-Luc Lemoine. Ce qui m’a choquée : des coups de langues forcés de Jean-Michel Maire sur le visage d’une Enora Malagré retenue de force par un autre collègue, le tout sous les encouragements du public.

Si cette scène était répétée, elle était d’un goût plus que douteux, pour ne pas dire totalement indigne pour les personnes impliquées. Si elle est n’était pas prévue, on peut parler alors bel et bien d’une agression sexuelle. En direct à la télé.

Pour voir cet inoubliable moment de télé qu’est le « Jeu du bisou » dans son intégralité, c’est ici.
[update 15-10-2016: l’extrait n’est malheureusement plus disponible et introuvable sur le web]

Nous devons donc cet épisode glauque à ce qu’ils appellent le « Jeu du Bisou ». Le principe ? Les chroniqueurs se badigeonnent de rouge à lèvres et sont soumis à un jeu de devinettes. Celui qui trouve la bonne réponse le premier a le droit d’embrasser deux autres joueurs pour les éliminer. Si le jeu s’avère vite assez crade dans la pratique, l’élimination de Valérie Benaïm et Isabelle Morini-Bosc se déroulent de manière plutôt bon enfant. Mais le meilleur reste à venir. Car dans le dernier round, Enora Malagré fait partie des finalistes aux côtés de Jean-Luc Lemoine et surtout Jean-Michel Maire, qui comme nous le savons entretient un personnage de vieux beau obsédé sexuel.

Lorsque Jean-Michel Maire gagne le jeu, il doit embrasser ses deux collègues. Or le bonhomme s’est badigeonné non seulement la bouche mais aussi la langue de rouge à lèvre, suggérant qu’il ne va pas se contenter de quelques bisous. L’affaire se déroule dans la rigolade avec sa victime masculine, Jean-Luc Lemoine, qui se retrouve la joue décorée de rouge comme ses collègues. Avec Enora Malagré, les choses se gâtent. Quand il lui saisit sans ménagement le visage, la chroniqueuse signifie explicitement et de manière très sonore son refus et parvient à se dégager de sa chaise. Poursuivie autour de la table par un Jean-Michel Maire qui n’a visiblement cure de son refus, la jeune femme insiste : « Nan, dans tes rêves ! Tu me dégoûtes, je veux pas ! Non ! ». Tout cela aurait peut-être pu s’arrêter si Thierry Moreau n’avait pas attrapé la jeune femme par la main, et surtout si Jean-Luc Lemoine n’était pas intervenu. Sans qu’on sache quelle mouche l’a piqué, ce dernier prend en traître Enora Malgré en la saisissant par les poignets et en la retournant avant de l’immobiliser fermement. Se sentant pousser des ailes, Jean-Michel Maire met son projet à exécution : tandis que la chroniqueuse se débat énergiquement, il lui saisit la tête de force, la tenant par les cheveux avec une main et levant son visage de l’autre, avant de la lécher allègrement…

Cela ne dure que quelques secondes mais voir une jeune femme se faire immobiliser et traiter de la sorte est très violent. D’autant que le public encourage ! Pendant quelques secondes, on se croirait devant une scène de viol collectif. Au milieu de ce vacarme hilare, une petite voix suraiguë, celle de Cyril Hanouna, tente timidement d’arrêter les deux hommes. Au final, Enora Malgré sera brièvement réconfortée par l’animateur. Elle reprendra vite le contrôle d’elle-même et retournera sagement à sa place, menaçant pathétiquement Jean-Michel Maire de le démolir à la radio.

Si je résume l’épisode, nous avons eu droit à une agression sexuelle en direct à la télévision. Oui, Messieurs, Mesdames. Lorsqu’une dit très clairement « Non ! », se fait immobiliser de force et subit des attouchements à caractère sexuel sous la contrainte, on parle d’agression sexuelle.
Voici très précisément ce qu’en dit le Droit français, Code pénal, article 222-22 : « Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ». Pour ceux qui en doutent encore : oui, se faire lécher est sexuel. Ajoutons que la présence d’un complice constitue une circonstance aggravante.

Mais le pire est peut-être ce qui se passe ensuite. Enora Malagré ébouriffée, retrouvant son calme et revenant à sa place, tout en lançant quelques boutades. Il ne faut pas blâmer Enora Malagré de son manque de révolte : elle est en direct à la télévision, elle se comporte de manière professionnelle. De toute façon, ce genre d’agression « pour déconner » est très perverse : elle oblige la victime à accepter la chose afin de rester intégrée au groupe – et de garder son job. Tout naturellement, la victime arbore immédiatement après une attitude cool afin de garder la face. Comme le fit il y a quelques années ma jeune collègue, qui est devenue toute rouge mais a commencé à rire jaune dans les secondes qui ont suivi son humiliation.
Si elle l’ouvre, on lui dira qu’elle n’a pas d’humour, qu’elle se victimise, qu’elle est une chieuse. Car si l’objet du litige constitue un manque de respect total, on pourra toujours dire qu’ »il n’y a pas mort d’homme ». Et finalement, personne ne sera solidaire.

Certes, il n’y a pas mort d’homme, me direz-vous. Il y a pire que se faire lécher le visage (quoique, il s’agit tout de même de Jean-Michel Maire, pas de Brad Pitt). Mais en acceptant une atteinte de ce genre, Enora Malagré fait acte de soumission et repousse insidieusement ses limites de tolérance. Ses collègues grignotent une partie du territoire sacré que l’on nomme « respect ». Quelle sera la prochaine frontière abattue par Jean-Michel Maire ou ses collègues ? A quand un jeu dans TPMP consistant à lécher les seins des perdants, et surtout des perdantes ?

Il ne m’appartient pas de présumer des sentiments d’Enora Malgré vis-à-vis de cet épisode. Mais une chose est sûre, en tant que spectatrice, la pilule a du mal à passer. Je ne pense pas être la seule chez qui cette scène a ravivé des souvenirs de comportements sexistes, d’attouchements voire de violences en entreprise, en milieu étudiant ou encore en soirée.

Ce soir-là, dans Touche Pas à mon Poste, nous avons assisté à la prise de pouvoir d’un homme sur une femme, avec la complicité d’un autre homme et avec emploi de la force physique, le tout sous les applaudissements. Le message renvoyé est édifiant : pour les hommes, il s’agit ni plus ni moins que d’une incitation à l’agression sexuelle, ou du moins d’une dédramatisation de ce type d’agression. Pour les femmes, d’un encouragement à se taire et à accepter l’idée que l’on peut être agressée de cette manière à tout moment, que cela fait partie du jeu.

Il est vrai que Touche Pas à mon Poste n’en est pas à son coup d’essai en termes de manque de respect des femmes. Rarement une émission n’aura connu une telle dégringolade sur ce thème. Il n’y a qu’à voir la manière dont Nabilla Bénattia était traitée la semaine précédente par Julien Courbet, qui remplaçait Cyril Hanouna. Il faut voir aussi, dans le « off » présenté par Jean-Luc Lemoine, la manière dégradante dont Jean-Michel Maire parle des filles du public (je cite : « je vais la niquer, celle-là »), comme s’il revendiquait un droit de cuissage sur ces filles qui n’ont pas la parole – et sont donc forcément disponibles. Le 28 octobre 2014, il a exercé son droit de cuissage sur sa collègue.

LIRE – Confessions intimes : pourquoi ces émissions sont toxiques

Je suis sidérée de voir que cet épisode qui s’apparente à de la téléréalité trash (celle-là même que critique tant Enora Malagré) n’ait pas fait de vague dans la presse, notamment sur le web où l’on a pris l’habitude de décortiquer le moindre mot de travers. Rien sur les sites dédiés au divertissement, rien sur les plateformes participatives des gros médias. Rien, à part sur une poignée de sites people, où l’on fait circuler l’extrait.

Sur Télé7jours, on parle tout de même d’un « dérapage », mais sur Closer, on décrit la scène de manière racoleuse en insistant sur la résistance de la chroniqueuse : « C’était sans compter sur l’aide de Jean-Luc Lemoine, qui a fini par attraper cette pauvre Enora et la tenir fermement pour que Jean-Michel Maire puisse mettre sa sentence à exécution… Et ce dernier lui a carrément léché le visage ! […] C’est ce qu’on appelle un BBB : un bisou bien baveux ! ». Apparemment, c’est drôle et c’est surtout sexy.

Quant aux comptes Twitter et Facebook officiels de Touche Pas à mon Poste, ils évitent soigneusement le sujet en axant leur communication sur le comportement de Gilles Verdez pendant le jeu…Il faut dire que l’épisode représente un échec cuisant pour Cyril Hanouna, qui en tant que MC aurait dû canaliser l’agressivité de ses collègues masculins vis-à-vis de sa collègue féminine. C’est une question de respect, avant tout envers elle mais aussi envers ses spectateurs, qui sont aussi, parfois, des spectatrices.

Il n’y a pas si longtemps, les médias du web ont fait tout un pataquès de l’emploi maladroit du mot « mongolienne » par Enora Malgré. Quand la même chroniqueuse se fait agresser sur le plateau, personne ne l’ouvre. Comme d’habitude en France, on s’insurge contre des paroles, mais on ne questionne pas les actes. En plus de témoigner du manque de respect dont les femmes sont de plus en plus l’objet à la télévision française, cet épisode démontre à quel point nos médias ont besoin de revoir leurs priorités en matière d’indignation.

Elodie Leroy

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